31
Harold Krump gara sa voiture en maugréant dans le sous-sol de l’hôtel. Marcia venait de lui prendre la tête au téléphone pendant au moins une demi-heure, tout ça parce qu’il partait faire des heures sup un dimanche soir. Comme quoi il saisissait la moindre occasion de s’absenter. Qu’il avait sûrement une maîtresse. Bla. Bla. Bla.
Et qui payait les factures ?
De toute façon, leur mariage battait de l’aile depuis un moment. Ou alors c’était la faute à son régime amincissant à lui. Nerveux, que ça le rendait. Sur le qui-vive.
Il referma la portière de sa Lincoln Town Car – « une voiture à la pépère », se moquait cette idiote de Marcia – et laissa les clés sur le contact à l’intention du larbin de service.
— Tu me la bichonnes, j’en ai pour dix minutes.
S’il réussissait à régler son affaire vite fait, il aurait le temps de passer voir Lilly. À cette pensée, une onde d’excitation fusa vers son bas-ventre. Il se voyait déjà le nez entre ses seins. « Lilly la tigresse », comme il l’appelait.
Il grimpa l’escalier quatre à quatre et trouva Carlos en train de bouquiner une revue automobile derrière l’un des comptoirs.
— Dis donc mon cochon, ça turbine sec !
— Comme tu vois.
— Au fait, je t’ai montré ma dernière caisse ? Une Town Car. Sacrée bagnole…
Carlos tapota la revue.
— Tu dois confondre. Les voitures, c’est ces choses qui tiennent la route quand on dépasse les 100 kilomètres-heure.
— Très drôle. T’as ce que je t’ai demandé ?
— Bien sûr. Quel gars t’intéresse ?
— Tu n’as pas besoin de le savoir.
Carlos haussa les épaules et fit glisser la revue sur le comptoir jusqu’à Harold, qui s’empara du passe-partout dissimulé entre les pages.
— Pas de bêtises, dit Carlos à voix basse. Je suis pas censé avoir conservé ce truc. Encore moins le prêter à quelqu’un.
— Sage comme une image.
Les petites magouilles arrondissant leurs fins de mois à tous les deux, mieux valait ne pas les ébruiter.
Harold Krump franchit la porte réservée aux employés et se rendit directement au vestiaire. Il ne croisa qu’un seul collègue, qui se découvrit pour le saluer. Harold, en retour, le toisa d’un regard méprisant – chef de la sécurité, ça avait ses petits avantages. Il s’arrêta devant le casier de Seth. Attendit que le collègue disparaisse. Puis ouvrit.
L’intérieur du casier était propre. Deux tenues d’entretien repassées et pliées, une chemise blanche, un hors-série du National Géographic (« Les mines du Nevada », en parfait état), et une boîte de médicaments.
Harold examina l’étiquette : Rohypnol. Normalement interdit, mais le nom du prescripteur figurait dessus avec une dérogation en bonne et due forme.
Rien d’autre.
Il claqua la porte et composa le numéro de sa maîtresse, histoire de se calmer les nerfs. Mais Lilly était sur répondeur.
— Merde.
Il regagna le hall. Carlos leva le nez de sa revue.
— Seth, dit Harold. C’est lui qui m’intéresse. File-moi la clé de sa suite.
— Seth Gordon ? Tu plaisantes ?
— Non.
— Tu sais ce que tu risques ?
— Écoute, je mène une enquête…
L’autre se fendit d’un sourire, ce qui ne manqua pas d’énerver Krump.
— Magne, Carlos. Ou bien l’enquête, c’est sur les vols qui ont lieu dans les casiers de tes collègues, que je la mène.
Harold ne savait pas pourquoi il s’acharnait ainsi. Sans doute parce qu’il n’avait rien de mieux à faire. D’un autre côté, il n’était pas normal que Seth puisse filer sans laisser d’adresse. Le plus suspect, c’était l’attitude du psy. On aurait dit qu’il couvrait son patient. Le programme de réinsertion impliquait un contrôle judiciaire. Le toubib était au sommet, et Harold un maillon de la chaîne, essentiellement chargé de noter les allées et venues de Seth et de vérifier qu’il pointait à son boulot.
D’accord. Mais ça n’impliquait pas qu’on prenne Harold Krump pour un parfait imbécile.
Il monta dans l’ascenseur, sortit la clé et entra dans l’appartement.
L’endroit était immense. Légué par le père, feu John Gordon III. Un cas particulier au sein de l’hôtel : en tant qu’architecte responsable de sa conception, il y avait séjourné plusieurs années en compagnie de sa famille. On n’avait jamais reloué la suite après le drame qui s’y était déroulé en 1983, et Seth avait fini par la récupérer. La « Suite du Fantôme » comme l’appelaient les femmes de ménage.
Détail curieux, l’endroit ne comportait pas de mobilier et aucune décoration. Le désert. Mais cela ne surprenait pas Harold. Les schizophrènes détestent les espaces confinés parce que ça augmente leur angoisse. Rien d’exceptionnel à ce que Seth fasse le vide autour de lui. Non, ce que Harold trouvait aberrant, c’était de vivre dans l’endroit même où sa mère était morte. En particulier quand on se trouvait être le meurtrier. Comment Seth pouvait-il surmonter pareil drame familial s’il vivait dans le décor d’origine ? Enfin, c’était le problème du psy. Pas le sien.
Il visita les pièces une à une, ouvrit les placards, examina la salle de bains, puis redescendit.
Cette fois, Carlos l’attendait dans le hall.
— Alors ? Comment c’est chez le Fantôme de l’Opéra ?
— Propre. Ou bien il est extrêmement méticuleux, ou bien il ne vit pas ici. J’ai passé un doigt dans sa baignoire : pas la moindre crasse.
— Gordon est un drôle de type. À la fois employé et résident. Mais c’est le meilleur homme à tout faire qu’on a jamais eu. Ascenseur en panne, problème de clim, tu peux le contacter à n’importe quelle heure, il ne met pas plus de cinq minutes à débarquer. Il vit là, je peux te l’assurer.
Harold sortit un rectangle noir, de sa poche.
— J’ai trouvé ça.
L’objet avait le format d’une carte de crédit. Le logo de la société U-STORE-IT figurait sur le plastique. Quelqu’un y avait rajouté un numéro à trois chiffres au marqueur blanc indélébile.
— C’était caché derrière une photo de moi, dans un cadre, ajouta Harold.
— De toi ?
— Ouais. Figure-toi que ce taré collait ses chewing-gums dessus. La seule déco qu’il y avait là-haut. Bon, tu sais ce que c’est ?
— Une carte magnétique.
— Bien sûr, crétin, mais ça vient d’où ?
— Doucement, Krump. Tu vas trop loin. Et je ne parle pas que de l’insulte.
Les moustaches rousses de Carlos frémissaient telles deux queues de renard planquées dans le terrier de ses énormes narines. Il hésitait manifestement à hausser le ton. Trop de témoins. Et Krump ne lui avait toujours pas rendu son passe-partout.
— U-STORE-IT est une société de garde-meubles, tu le sais, finit-il par dire. Ils louent des hangars dans tout le pays. Le numéro à trois chiffres doit correspondre à un box. Mais la carte ne comporte pas d’adresse. Elle peut provenir de n’importe où.
Harold réfléchit. Une idée lui vint.
— Lorsque Seth Gordon est arrivé, il a fait déménager les meubles qui appartenaient à ses parents.
— Et c’est tant mieux. Les filles avaient horreur d’astiquer ces vieilleries.
— Où sont passés les meubles ?
— Comment veux-tu que je le sache !
— Tu supervises l’équipe de jour. Fais fonctionner ton imagination.
Les queues de renard s’affaissèrent.
— Pas loin, en tout cas. Les déménageurs faisaient l’aller-retour en dix, quinze minutes. Ils m’ont d’ailleurs laissé le double de la clé, que Seth n’est même pas venu récupérer…
Carlos se tut soudain, conscient d’en avoir trop dit. Harold sourit.
— Eh ben voilà.
Convaincre Carlos de lui donner la clé du garde-meubles n’avait pas été plus difficile que le reste. Quant à l’adresse, Harold s’était contenté d’ouvrir l’annuaire. Des U-STORE-IT situés à moins de quinze minutes, il n’y en avait qu’un : à deux blocs de l’hôtel.
Il fila dans la rue au pas de course, fier de son ingéniosité. Avec un peu de chance il pourrait boucler l’affaire rapidement et avoir encore le temps de jouer le coup avec Lilly.
Tout en parcourant le chemin à petites foulées – simple mise enjambes, sa forme physique s’améliorait de jour en jour –, il réfléchit au délit qu’il s’apprêtait à commettre. Normalement, il n’avait aucun droit de fouiller le box de Seth Gordon. Pour ça, il fallait être flic et disposer d’une commission rogatoire. Mais policier, Harold aurait presque pu l’être s’il n’avait pas raté l’examen d’entrée. Quant à la commission rogatoire, il s’en tamponnait. Il était sûr de débusquer un truc louche. Pas plus tard que demain, il irait trouver le toubib et lui poserait le dossier sur la table. On verrait bien la tête qu’il ferait devant les manigances de son petit protégé. Si ça se trouvait, des journalistes de la télé voudraient interviewer Harold. Et la télé, ça payait drôlement bien, ces temps-ci.
Huit minutes plus tard il franchit la porte de l’U-STORE-IT. Le hangar était vraiment proche. En fait, on devait l’apercevoir depuis les étages de l’hôtel. Il questionna l’employé en se faisant passer pour le locataire légitime et se vit confirmer le numéro de box indiqué sur la carte.
Il grimpa un escalier en béton, poussa une porte antifeu et parcourut un couloir dépourvu de fenêtres jusqu’au box. Il se retrouva devant un rideau de fer équipé d’une serrure. Sur le côté était encastré un lecteur magnétique. Il réfléchit un instant, sortit la carte et la glissa dedans. Le voyant passa du rouge au vert.
— Une alarme, murmura-t-il entre ses dents. Voilà pourquoi Seth ne s’est pas soucié de récupérer sa clé ! Sans la carte qui va avec, tripatouiller la serrure doit déclencher l’alarme et rameuter les flics. Si ça se trouve, ce taré l’a fait exprès, rien que pour voir si quelqu’un tenterait le coup…
Il inséra la clé, libéra le verrou et tendit l’oreille.
Pas de sirène.
Il remonta le rideau.
L’intérieur du box était plongé dans le noir. Krump décrocha la lampe de poche qui se balançait en permanence à son ceinturon de service et l’alluma. Un sifflement franchit ses lèvres. La pièce était plus grande qu’il ne l’aurait cru.
Trois mètres sur huit, bien remplis : meubles en chêne, fauteuils en cuir, fontaine décorée de mosaïques et autres machins Art déco pour riches snobinards des années 80. Sur sa droite brillaient les reflets d’une vitrine remplie de crucifix et d’objets religieux en argent. Il se demanda si ça valait la peine d’en escamoter quelques-uns. Lilly avait des goûts de luxe, peut-être qu’en refourguant ces trucs, il pourrait l’emmener en week-end ?
Sa lampe balaya le mur et s’arrêta sur une série de diplômes dans des cadres. Harold s’approcha, surpris : tous étaient au nom de Seth Gordon.
Génie civil. Droit pénal. Brevet d’électronique. Un autre de mécanique… Il savait que les années avaient transformé Seth, mais pas qu’il avait décroché autant de diplômes. La communication était loin d’être leur fort : Krump détestait Seth, et l’autre le lui rendait bien.
Le faisceau se posa ensuite sur une boîte de gants chirurgicaux jetables. La boîte était ouverte et la moitié du contenu avait disparu.
— « Gants en vinyle, lut Harold à voix haute, pour sujets allergiques au latex ».
Seth était allergique au latex ? Encore une découverte. Harold se choisit une paire, ouvrit l’emballage et enfila les gants. Puis fourra le sachet vide dans sa poche et se servit du revers de sa veste pour essuyer toutes les surfaces où il avait posé les doigts.
En cas d’enquête, il n’y aurait pas la moindre empreinte lui appartenant. Et comme il n’avait commis aucune effraction, de quoi pourrait-on bien l’accuser ? Se promener le soir dans un garde-meubles ?
Il se sentit tout excité : on se serait cru dans un film !
Son pied buta soudain contre quelque chose. Il dirigea sa lampe vers le sol et découvrit un socle multiprise avec interrupteur. Harold nota que le socle était placé dans un espace dégagé au centre de la pièce, de sorte que l’on était quasiment obligé de tomber dessus. Il se frotta le menton, intrigué.
— Qu’est-ce que je risque ?
Du bout du pied, il appuya sur l’interrupteur. Un grésillement se fit entendre et des lueurs tremblotantes apparurent au fond du box, dans un lieu qu’Harold n’avait pas encore exploré.
Il s’approcha.
Des photophores : de petites bougies placées dans des pots en verre, munies d’un astucieux système d’allumage électrique. Mais ce n’était pas le plus étrange. Le plus étrange, c’était l’autel et la croix posée dessus.
Harold écarquilla les yeux : à la place du Christ, on avait punaisé la photo d’une jeune femme enroulée dans un drap. La trentaine. Cheveux blonds. Tête penchée sur le côté, avec un trou, bien net, dans la tempe gauche.
Harold reconnaissait cette photo. Il l’avait vue dans les archives médico-légales jointes en annexe au dossier de Seth : c’était celle de Lilian Gordon, sa mère, le jour où son fils l’avait assassinée.
— Nom de Dieu de merde…
C’est alors qu’il remarqua la petite porte, peinte de façon à se confondre avec le mur.
— Ceci est une propriété privée ! Éteignez et fichez le camp !
Harold faillit en faire un arrêt cardiaque. En particulier à cause du timbre de la voix, parfaitement reconnaissable.
— Seth ? Heu… Monsieur Gordon ?
L’injonction lui était venue de derrière la porte. Il posa sa main sur la poignée.
— Attention ! menaça la voix de Seth. Éteignez et partez tout de suite, je ne le répéterai pas !
Harold voulut en avoir le cœur net. Il ouvrit.
Il fut d’abord étonné par la taille du réduit – deux mètres carrés maximum – avant de l’être encore davantage par son contenu.
Le lit de camp miteux. Le baquet d’eau pour se laver. Les dessins épouvantables recouvrant les murs. Et surtout, les photos des dix personnes. Dix individus qu’Harold – comme quiconque ayant allumé son poste de télévision depuis trois jours – était obligé de reconnaître.
Ce n’est que dans un second temps qu’il remarqua la radiocassette et les bonbonnes de gaz, robinets grands ouverts, commandées par système électronique.
Le temps se figea, tandis que la compréhension illuminait son esprit à la vitesse d’une étincelle.
Cliquer sur l’interrupteur produit trois choses : allumer les bougies, mettre en marche la radiocassette, ouvrir les robinets de gaz. Si l’on obtempère et que l’on éteint, tout s’arrête. Mais si l’on ouvre la porte, le gaz arrive au contact des flammes et…
— Salut, Krump ! dit l’enregistrement. C’est pas bien de fouiller chez les gens. Je pensais pas que tu serais con à ce point. Au revoir, Krump !
Harold Vernon Casper Krump, marié depuis treize ans à Marcia Montoya et amant de Lilly la tigresse, traversa alors trois états successifs.
Il fut tout d’abord surpris.
Puis, tandis que l’explosion de gaz détruisait le contenu de la pièce, fusionnait les gants et la chair de ses mains, brûlait ses globes oculaires et carbonisait son crâne, il fut atterré d’avoir été aussi stupide.
Et pour finir, il mourut.